Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille,
mais le fruit qui est au centre de tout
c’est la grande mort que chacun porte en soi.
R.M. Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort
Assurément, le thème de l’exposition Deadline[1] (au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris) suscite des réactions diverses et contrastées. On peut trouver morbide l’idée de réunir des œuvres qui n’ont de commun que l’imminence de la mort connue par leur auteur. On peut se dire aussi comme moi (enfin, comme j’essaie de le faire…) que la mort fait partie de la vie et même que sans elle la vie n’est pas complète. J’avais été très frappée par ce passage de l’autobiographie de Etty Hillesum, Une vie bouleversée[2] :
En disant « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.
L’exposition est en effet consacrée à l’oeuvre tardive de douze artistes internationaux, disparus au cours des vingt dernières années[3]. Chacun d’eux, conscient de l’approche de la mort, a intégré dans son travail l’urgence de l’oeuvre à achever et le dépassement de soi. Ce sont : Absalon, Gilles Aillaud, James Lee Byars, Chen Zhen, Willem de Kooning, Felix Gonzalez-Torres, Hans Hartung, Jörg Immendorff, Martin Kippenberger, Robert Mapplethorpe, Joan Mitchell, Hannah Villiger. Chacun d’entre eux est présenté dans une salle différente avec une dizaine d’œuvres.
La prise de conscience de la proximité de la mort conditionne le rapport que nous entretenons avec l’existence. Conscients de l’approche de la mort, en raison de la vieillesse ou de la maladie, ces artistes donnent à leur production (peintures, photographies, installations, sculptures, vidéos) une intensité nouvelle qui atteint parfois une plénitude inattendue. Leur juxtaposition permet de distinguer des attitudes différentes :
– Certains artistes développent les recherches déjà élaborées auparavant : Absalon prolonge ses expérimentations autour des cellules d’habitation en réalisant des vidéos dans lesquelles il se met en scène jusqu’à la révolte. Joan Mitchell accentue le lyrisme de ses peintures par la limitation des moyens et l’allégement de la forme, avec une vigueur singulière. Willem De Kooning peint des toiles libres et épurées, renouvelant dans une économie de moyens le vocabulaire de la période précédente. Sur les thèmes du passage, de l’éphémère et de la disparition, Felix Gonzalez-Torres est représenté par des oeuvres disséminées tout au long du parcours.
– D’autres artistes changent plus radicalement de thème, de formes ou de rythmes : Gilles Aillaud, qui a souvent peint des animaux en captivité, choisit désormais le silence et se limite à quelques rares toiles représentant des oiseaux perdus dans l’immensité. Ces tableaux respirent une grande sérénité. Hans Hartung se confronte à des grands formats et renouvelle sa gamme chromatique dans une véritable explosion de couleurs lumineuses. Il est précisé qu’il a utilisé durant cette période un système de projection de la peinture conçu à partir d’une sulfateuse à vigne (j’aime bien cette idée…)
– D’autres encore donnent à voir explicitement la réalité et l’évolution tragique de leur maladie : Jörg Immendorff puise, dans la peinture de la Renaissance, la continuation de son oeuvre. Les motifs de cette peinture deviennent le fond sur lequel se déploient d’agressifs branchages. Atteint d’une maladie incurable, Chen Zhen traite du corps comme paysage, invitant à scruter les organes, les cycles de vie, dans leurs rapports aux différentes médecines. J’avoue avoir eu du mal à supporter certaines de ses œuvres, comme ce Berceau enroulé dans des lambeaux de tissus et émettant des gémissements continuels. Après avoir photographié son corps nu, Hannah Villiger tend à dissimuler ses formes décharnées sous des tissus-linceuls.
– D’autres enfin rendent la mort visible dans leurs oeuvres : en référence à la sculpture antique et aux « vanités », Robert Mapplethorpe photographie des bustes de marbre et des crânes. L’année d’avant sa disparition, il se montre dans un autoportrait aux yeux hallucinés, le poing refermé sur une canne dont le pommeau est un crâne. Martin Kippenberger, citant Géricault, se représente dans les poses des survivants du Radeau de la Méduse. James Lee Byars matérialise un idéal d’éternité à travers la mise en scène de sa propre mort, passée au prisme magnifiant d’une obsession de l’or et de la couleur dorée.
C’est au Musée d’Art moderne jusqu’au 10 janvier 2010. On peut faire aussi une visite virtuelle.
[1] On sait que cette expression (littéralement : ligne morte, ou ligne de mort) utilisée surtout dans le travail de la presse signifie « date limite, échéance ». Rien de tel que d’avoir un deadline pour stimuler la production…
[2] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, éd. du Seuil, 1995 – p 146
[3] J’utilise dans cette note le texte de présentation du musée en le remaniant et en y ajoutant des appréciations de mon cru.