Voici donc le livre dont j’ai fait la critique pour le site Chroniques de la rentrée littéraire : Les Ivresses, de Jean-François Chabas (éd. Calmann-Lévy).
Avec ce livre, Jean-François Chabas n’est pas allé vers la facilité, en choisissant comme forme le roman épistolaire. Audacieux, voire téméraire, car il y a des précédents écrasants ; on pense tout de suite aux Liaisons dangereuses, et il y en a bien d’autres, de Mme de Staël à Balzac en passant par Jane Austen. (Aujourd’hui ce n’est guère à la mode, à part chez ceux qui ont essayé de revisiter le roman épistolaire en copiant-collant des e-mails.) Mais dès les premières pages, Jonas, son narrateur, annonce la couleur. A celle qu’il a choisie comme destinataire de ses/ces lettres, Ava, il déclare : « J’ai décidé de vous écrire tous les jours pour vous parler de ce que j’ai vécu ». Il précise immédiatement, toutefois, que les lettres ne seront pas envoyées au fur et à mesure, mais au terme de leur écriture « sous forme d’une espèce de manuscrit » : il n’y aura pas d’échange. Plutôt qu’une correspondance, ainsi, « c’est bien un journal que j’écris », avoue Jonas quelques pages plus loin.
Jonas est seul, Jonas est malade, Jonas est condamné. A trente-six ans, atteint d’un cancer, ce peintre s’est retiré dans une maison isolée de Saint-Pierre-et-Miquelon pour y attendre la mort, « prisonnier volontaire » de son propre choix. Ava, il ne la connaît guère ; au fil des lettres, nous apprenons qu’elle a dix-huit ans, qu’elle est d’une grande beauté, qu’elle est en détention (et on finit par deviner pourquoi). Lettres plus ou moins brèves, qui s’échelonnent sur un peu moins de trois mois, au cœur de l’hiver, et qui composent un récit fragmenté, « plutôt décousu », « façon puzzle » comme on dit dans les Tontons flingueurs. Lettres rythmées par les périodes de virulence de la maladie et de rémissions passagères. Les réflexions sur la vie, l’amour, la nature, y alternent avec les retours en arrière sur l’existence de Jonas, au travers desquels il estime avoir vécu « plusieurs existences, si différentes les unes des autres qu’ [il ne peut] y trouver aucun lien ».
Le choix des noms propres, dans un roman, est toujours révélateur. En donnant à son personnage le nom de Jonas Coysevox, Chabas l’a mis tout d’abord sous le signe de l’art, puisque Coysevox est un sculpteur français du 17e siècle, auteur de statues pour le jardin des Tuileries, les parcs de Versailles et de Marly. Pour le prénom, c’est une autre gamme. On se souvient que Jonas, dans la Bible, est un des douze petits prophètes, celui qui est jeté à la mer et avalé par une baleine (qui le recrache ensuite sur le rivage : autant pour les vies successives). Jonas, c’est le malchanceux ; la Wikipedia précise que « depuis lors, traditionnellement dans la marine on qualifie de ‘Jonas’ une personne à laquelle le mauvais sort s’attache, qui est réputée porter malchance à un navire ».
Il n’a pas eu de chance, il n’a pas eu la vie facile, Jonas Coysevox. Le sort s’est acharné contre lui plus d’une fois, et le frappe à nouveau aujourd’hui en le vouant à une disparition prématurée. (Il n’est pas révolté contre cela pourtant, juste marqué par l’absurdité de l’existence, et se réclame de Camus.) Il montre beaucoup de résilience, sans en tirer vanité. Il s’en est sorti grâce à ses passions, successives ou simultanées : la boxe, la nature – avec le chalet de montagne où il se réfugie dans la solitude – l’amour des femmes, la peinture enfin. On pense au film coréen d’Im Kwon-Taek, Ivre de femmes et de peinture…
Le voilà donc aujourd’hui seul dans cette île du bout du monde, sans autre perspective que sa propre fin. Sans éluder la présence de la maladie, Chabas a la délicatesse de ne pas s’attarder sur des détails trop glauques. Jonas peut être violent, il peut aussi être pudique. Il avoue simplement que, de costaud qu’il était autrefois, il a « fondu come le sucre dans le café ». Pudeur et orgueil aussi, cet orgueil qui ne lui laisse pas sans mal accepter l’aide de ses jeunes voisins, Marc et Léonore, qui l’ont pris en amitié, cet orgueil qui lui fait craindre avant tout « la hantise de déchoir »…
Dans cette vie diminuée, où il ne se passe plus rien, il y a certes des moments difficiles. A mi-chemin de son récit, Jonas s’interrompt soudain, envahi par l’inutilité de son projet : « Je crois que je ne vais pas continuer ». Quelques jours plus tard, il reprend : « Trop peur de la mort ». Trop pour ne pas tenter, comme le disait Chantal Chawaf, de « mettre des mots à la place de la peur ». Il s’explique aussi sur son choix, l’éloignement, la solitude : « J’ai voulu d’une mort toute neuve ». Il constate qu’il s’est déjà rapproché de la mort depuis longtemps, depuis qu’après tant de pertes, de déceptions, de désillusions, il a « commencé à perdre la faculté d’aimer ».
Si Jonas s’adresse à Ava, cette jeune femme lointaine et qu’il connaît si peu, dont il est juste un peu amoureux (un peu, pas plus), c’est d’abord, je crois, parce qu’il est parfois plus aisé de se confier à un inconnu qu’à un proche, les compartiments de trains en savent quelque chose. (Et de proches, il n’en a plus guère.) C’est aussi parce que sa jeunesse, son intransigeance, en font une personne qui peut, en quelque sorte, représenter son double. Au terme de l’histoire, il estime avoir vécu avec elle « le rapport le plus libre, le plus gratuit qu’ [il ait] jamais entretenu avec un être humain ». Bien sûr qu’elle est belle, Ava ; on ne peut pas porter ce prénom sans être belle, sans convoquer la Comtesse aux pieds nus et la Nuit de l’Iguane. Une beauté qui obsède Jonas et qu’il essaie de recréer par le dessin, jusqu’au jour où il avoue « je ne peux plus dessiner ».
Car la mort l’attend et il n’y aura pas de happy end. Le livre s’achève par une dernière lettre, quelques lignes adressées à Ava par Marc pour lui apprendre la mort de Jonas et l’envoi de son manuscrit. Livre intense, mettant en jeu des thèmes éternels, la mort, le destin, la dignité humaine, il est écrit dans une langue nerveuse, souvent percutante, avec des phrases brèves comme les coups de poing du boxeur que Jonas a été. Mais il s’y glisse aussi des notations subtiles comme lorsqu’il évoque « une forme d’abandon particulier, qui ne peut être concédé qu’au prix d’un amour sans condition ». C’est bien la voix de Jonas qu’on entend, dans les unes comme dans les autres, et ce n’est pas le moindre mérite du livre de Chabas.
C’est surtout « cause/voix », qu’il faut lire : « vox populi, vox dei ». Car tout semble tourner autour de la voix et de la parole, de la perte de voix (voie), d’une parole qui va s’enfouir (s’enfuir), faire retour : embryonnaire (Jonas/le ventre, etc), non?