« Un art sommé dans ses retranchements »

Le Collège des Bernardins présente dans sa nef la Suite Grünewald de Gérard Titus-Carmel, série réalisée de juin 1994 à juin 1996, composée de 159 dessins et d’une grande peinture. Cet ensemble est montré pour la première fois (exposition prolongée jusqu’au 9 août 2009). Il se déploie autour de la Crucifixion du retable d’Issenheim, peint par Matthias Grünewald au début du 16e siècle et conservé au musée d’Unterlinden à Colmar. La magnifique salle du Collège des Bernardins – où l’on entre directement – se prête d’ailleurs idéalement à la présentation de cette œuvre dans sa continuité, avec le grand tableau au fond comme une peinture d’autel.

Cette peinture, de dimensions proches du panneau central de l’original, a été réalisée en même temps que les dessins. Ceux-ci reprennent dans le détail tel ou tel fragment de la scène de la crucifixion ; ils en isolent les acteurs, tout en les situant dans l’économie générale de la composition. L’artiste se livre à une véritable entreprise de déconstruction de la dramaturgie du tableau avec des séquences usant de toutes les techniques du dessin : fusain, mine de plomb, craies, pastel, encre, aquarelle. Il a aussi recours à la peinture acrylique et, très souvent, au papier collé. Certaines de ces feuilles sont d’ailleurs exclusivement consacrées au collage, spéculant sur les rehauts, les chevauchements, les transparences.
Titus-Carmel propose une suite qui s’offre comme une longue méditation, marquant l’arrêt sur chacun des détails et des personnages de la Crucifixion de Grünewald : Marie-Madeleine, la Vierge Marie, le Christ en croix, saint Jean et saint Jean-Baptiste. La Suite Grünewald devient ainsi, au terme de ce long travail de peinture et de dessin, une interrogation sur les enjeux mêmes de la représentation.

Grunewald_Crucifixion

Le retable d’Issenheim, chef-d’œuvre du peintre Allemand Matthias Grünewald, créé de 1512 à 1516 pour l’église du couvent des Antonins d’Issenheim, est aujourd’hui présenté au musée d’Unterlinden de Colmar.

Il s’agit d’un polyptyque à transformations formé de quatre panneaux peints représentant neufs tableaux de la vie de saint Antoine, de la Vierge et du Christ, encadrant une caisse et une prédelle sculptées par Nicolas de Haguenau.
Sa découverte suscite un choc émotionnel lié à la qualité picturale de l’oeuvre, mais aussi à sa forte expressivité et à sa monumentalité (3m30 x 5m90). Cette oeuvre a fasciné Huysmans, Picasso, Bacon et tant d’autres ! (D’après la présentation du site du Collège des Bernardins)

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Contrairement à ses contemporains Dürer, Holbein et Lucas Cranach, dont on connaît les vies et l’oeuvre, le mystère qui entoure l’identité et la vie de Grünewald  ne fait qu’accentuer cet aspect pour le visiteur d’aujourd’hui. L’identité de « Matthias Grünewald » reste en effet incertaine. Ce nom lui fut donné, de manière assez arbitraire, par Joachim von Sandrart (1606–1688), « le Giorgio Vasari allemand », qui, après environ un siècle d’oubli quasi-total du nom, sinon de l’œuvre, le redécouvre et en parle dans sa volumineuse Deutsche Academie der Edlen Bau-, Bild- und Mahlerey-Künste (encyclopédie des architectes, sculpteurs et peintres allemands) de 1675. On lui connaît d’ailleurs plusieurs types de signatures – MGN avec G dans M, et N latéral ; MGN avec G dans M, et N superposé ; MG avec G dans M et Mathis — qui ont ajouté à la confusion autour de son nom : s’appelait-il Gothart («le pieux »)  surnommé Neithart (« le chagrin ») ou l’inverse ? (Wikipedia)

GTCOK-dffb0Le travail de Titus-Carmel, réalisé dans les couleurs même de la Crucifixion (noir, blanc, rouge et brun) se focalise notamment sur les représentations des mains et des pieds, avec des variantes qui vont jusqu’à l’abstraction (l’origine de certains dessins, s’ils étaient isolés, ne serait pas identifiable). Les dates des œuvres montrent que son travail a été pratiquement quotidien, et il y a quelque chose de fascinant dans ces « reprises » continuelles. Le peintre s’explique sur sa démarche dans une interview (en ligne sur le site du Collège des Bernardins) où il qualifie l’œuvre de Grünewald d’« opéra glaçant et pourtant plein de compassion ». Il y raconte d’ailleurs comment cette fréquentation constante a fini par devenir asphyxiante, ce qui l’a conduit, au cours de l’année 1995, à faire une pause au cours de laquelle il a réalisé la série de peinture et dessins intitulée Forêts, dont la lumière, dit-il, a bénéficié de la leçon de ténèbres tirée du retable d’Issenheim…

On peut lire, au sujet de ce retable, sur le site « Imaginer – Savoir – Croire », une « tentative d’interprétation hermétique » qui reproduit notamment le texte de JK Huysmans « Trois églises, trois primitifs » (mais je n’ai pas pu me rendre compte si c’était le texte intégral). A propos d’un autre panneau du retable, celui de la Résurrection, Huysmans écrit : « Grünewald s’y révèle, tel que le peintre le plus audacieux qui ait jamais existé, le premier qui ait tenté d’exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinité mise en suspens sur la croix et revenant, visible à l’œil nu, au sortir de la tombe. Nous sommes avec lui en plein hallali mystique, devant un art sommé dans ses retranchements, obligé de s’aventurer dans l’au-delà plus loin qu’aucun théologien n’aurait pu, cette fois, lui enjoindre d’aller. » Il me semble que c’est ce que Titus-Carmel a tenté, lui aussi.

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En complément : un article sur Grünewald et ses contemporains sur le site La Tribune de l’Art

Source images :

retable d’Issenheim

dessin de Titus-Carmel (photo André Morain)

2 réflexions au sujet de « « Un art sommé dans ses retranchements » »

  1. Bienvenue dans l’Est, Elizabeth. Oui, ce retable, que je vais voir souvent, à l’entrée de cette si belle vallée de Munster, est fort et poignant. Le supérieur des Antonins en fit commande à Grünewald, dans le but de consoler – par la vue d’une douleur supérieure à la leur – les malades atteints d’ergotisme. Ainsi flotte t-il dans mon imaginaire, lorsqu’après l’avoir vu je marche sur les hauteurs dégagées du Hohneck : dur, impérieux, désespéré – et plein d’une consolation qui réchauffe le cœur et illumine les lointains.

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