Génie visionnaire, poète prophétique, artiste apocalyptique, les qualificatifs les plus extrêmes sont convoqués quand on aborde l’œuvre incomparable – au sens littéral, c’est-à-dire « qui ne peut être comparé à rien ou à personne d’autre » – de William Blake, poète, peintre et graveur. Œuvre non pareille donc, qui fait l’objet actuellement (jusqu’à fin juin) d’une remarquable exposition au Petit Palais, avec environ 150 pièces (dessins, aquarelles, gravures…) et qui mérite largement ces termes démesurés.
Dimensions que l’on peut percevoir dès la première salle où l’on trouve des œuvres telles que « L’homme qui enseigna la peinture à Blake dans ses rêves » (autoportrait à la mine de plomb, vers 1819) ou le « Fantôme de puce en pied », au dos crénelé, ainsi que des portraits de Dante, Milton, Chaucer, Voltaire. Blake a réalisé des illustrations pour les grands poèmes des deux premiers, et il travaillait encore à la Divine Comédie en 1827, au jour même de sa mort.
On a pu qualifier l’œuvre de Blake de fantastique, mais comme le souligne Alain Seilhean, « la proximité de Blake avec le fantastique est ailleurs : dans la rupture qu’introduit son œuvre dans la perception des réalités de son temps et la vision qu’il propose de l’homme. L’œuvre de Blake est une réflexion poétique et mystique sur la place de l’homme entre le réel et son imaginaire. » La place de l’imaginaire, comme intercesseur entre l’homme et le divin, est immense chez Blake, même si son œuvre porte la marque des grands événements de son époque, tels que la Révolution Française ou la déclaration d’indépendance de l’Amérique.

Hécate ou la Nuit de la Joie d’Enitharmon
Avec Blake, la frontière entre le réel et l’imaginaire, entre la perception et la « vision » d’ordre surnaturel n’est jamais très claire. Il semble que sa capacité de visionnaire ait été révélée en 1787 (il a trente ans), à la mort de son jeune frère Robert : il voit l’âme de son frère s’élever vers le ciel en applaudissant de joie. C’est encore son frère qui va lui dicter en songe la nouvelle technique de gravure en relief qu’il va mettre en pratique dans les années suivantes, technique lui permettant de publier ses poèmes illustrés de ses dessins sans passer par la typographie.
Il a évoqué une cosmogonie entière dans ses poèmes et ses gravures. « Les personnages de ses poèmes portent des noms fabuleux propres à cette mythologie de Blake : Uritzen est le créateur ; il donne au monde des mesures et des lois ; Ahania est la part féminine de la création ; Los figure l’imaginaire : il est le créateur de l’existence intérieure de l’homme ; il réconcilie l’homme et Dieu par le triomphe de l’imagination. » (Alain Seilhean)
Blake, qui a vécu à l’époque des Lumières, avait une relation complexe à cette école d’idées. Il s’oppose au triomphe du matérialisme et à la conception rationaliste d’un univers qui ne prend pas en compte les forces surnaturelles (conception symbolisée par un compas dans la gravure portant le titre de « Newton »). Mais en même temps il peut être rattaché à ce mouvement dans la mesure où il applique ses principes de rejet des idées reçues, des systèmes, de la tradition et de l’autorité vue comme outil d’oppression. Dans ses recueils « prophétiques » allégoriques (tels que « Europe, prophétie » dont est tirée l’image de l’affiche), il démontre que l’histoire des humains n’est qu’une longue lutte entre la liberté et la tyrannie. Il proclame la nécessité de libérer l’humanité des oppressions religieuses, de l’esclavage et de l’inégalité entre hommes et femmes.
Le travail pictural de Blake est d’une originalité totale et d’une grande liberté. Je suis frappée par la fluidité et la puissance de son trait – les personnages emportés par des flux qui les entraînent, les regards des figures entre elles, les disproportions entre petits personnages et géants. Ses rapprochements incongrus qui préfigurent les œuvres surréalistes.
L’exposition s’achève par une évocation de la postérité artistique de Blake, avec notamment le portrait de William Blake par Francis Bacon, une série de tableaux de Jean Cortot : « Huit variations en hommage à William Blake » et la projection d’extraits du film « Dead Man » de Jim Jarmusch où un personnage-clef porte son nom.
Je suis loin d’avoir lu tous les poèmes de Blake, juste quelques extraits, dont je citerai simplement ces vers célèbres :
« Voir un univers dans un grain de sable
Le ciel dans une fleur sauvage
Tenir l’Infini dans la paume de la main
Et l’Éternité en une heure »
qui me font penser aussi aux textes de l’auteur sur lequel je travaille actuellement, Henry David Thoreau. Tous deux rejoignent une conception du rapport de l’homme au monde et à la nature qui s’apparente à ce que nous enseignent les philosophies orientales (pour le dire vite).
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En complément :
la page Blake chez José Corti qui a publié notamment ses Ecrits Prophétiques
une note sur le blog Leaule, une autre sur le site Artnet
un article du site Rue 89 avec nombreuses images en « zoomorama »
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(Images de cette note : Web Gallery of Art et Wikipedia)
Ping : leaule
De William Blake : « Le chemin de l’excès mène au palais de la connaissance. » Phrase qu’on dirait écrite pour Elvis Presley ou Jim Morrison.
Ou encore pour servir d’incipit au post du 15 mai, cf ci-dessous. Voilà bien une de ces correspondances secrètes, un de ces liens souterrains dont raffolait Fuligineuse. Grande auteure de blog trop tôt disparue, hélas. Quoique tout aussitôt ressuscitée, d’ailleurs.
Ce qui est quand même drôlement plus fort, notons le, que l’immortalité revendiquée par les quarante Parcheminés du quai Conti…
Belle phrase, Delest. Quant à Fuligineuse, c’est en effet un drôle d’oiseau, façon phénix…
Très belle exposition, en effet, chère Elizabeth, que vous m’avez conseillée !
En revanche, c’est vite dit pour Henry David Thoreau, que je considère surtout comme un rousseauiste – « extrême » pourrait-on dire – fasciné par les cultures amérindiennes. « C’est dans les bois que j’aimerais trouver l’homme. », dit-il. Cela me fait penser au très beau film de Jim Jarmusch, « Dead Man », dans lequel Johnny Deep joue le rôle d’un certain William Blake qui suivra l’itinéraire spirituel d’un blanc qui abandonne sa culture anglo-saxonne pour la culture amérindienne.
Et cet aphorisme aussi de Thoreau : « Qui sera moi si je ne le suis pas ? ». A méditer, seul, devant une bonne bouteille de whisky ou alors un bon calumet ?
Cher MLM, merci de ce commentaire, toutefois je ne suis pas d’accord pour enrôler HD Thoreau sous la bannière de JJR. Sa démarche en allant vivre au bord de l’étang de Walden était avant tout une tentative individuelle de retour à l’essentiel, au peu de choses vraiment nécessaires à l’homme pour vivre, afin de cerner en lui-même l’essence de l’humain. Si Thoreau avait vécu de nos jours, il aurait été à coup sûr un adepte de la décroissance !
“Qui sera moi si je ne le suis pas ?” belle phrase assurément. Et qui, sinon moi, peut écrire ce que j’écris ? Personne d’autre ne peut le faire à ma place.
Quant à Johnny Depp (dont je suis fan à mort), ton lapsus calami (deux E au lieu de deux P) m’a bien fait rire. Il est vrai qu’il s’agit de quelqu’un de profond…