[Cette page est une version plus développée de la note parue le 24 novembre 2009]
Deux fois par an, au printemps et à l’automne, l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique (APA) organise des matinées ou des journées du journal consacrées à cette forme d’écriture autobiographique. C’est ainsi qu’une telle matinée consacrée à Michel Leiris a eu lieu le samedi 21 novembre 2009 à l’Institut Culturel Roumain de Paris.
Animée par Gilles Alvarez, cette matinée comprenait deux interventions, celles d’Annie Pibarot[1] : « Michel Leiris : Journal et miroir du journal » et de Jean-Sébastien Gallaire[2] : « La mort à l’œuvre dans le Journal de Leiris ».
On connaît les principaux éléments de la biographie de Michel Leiris (mort en 1990 à l’âge de 89 ans), tels qu’ils ont été rappelés par Gilles Alvarez, avec notamment le grand tournant constitué par la rupture en 1929 avec le groupe surréaliste (Leiris ayant été exclu en même temps que Masson, Prévert et d’autres), et l’expédition en Afrique en 1931 de la mission Dakar-Djibouti avec Marcel Griaule, qui sera l’origine du livre de Leiris L’Afrique fantôme. Une vie et une œuvre consacrées à la connaissance de soi, mais aussi à l’approche des arts et des autres cultures, et surtout « minées par le désespoir existentiel et l’obsession de la mort ».
L’intervention d’Annie Pibarot était centrée sur les passages réflexifs figurant dans les journaux de Leiris, ce qu’il dit de la pratique du journal, son idéal d’écriture, les fonctions multiples attribuées au journal et comment son point de vue évolue. Michel Leiris a tenu son journal pendant 67 ans (de 1922 à 1989) et selon son souhait, le Journal n’a pas été publié de son vivant, mais en 1992, deux ans après sa mort. D’autres œuvres de Leiris relevaient de la même démarche : L’Afrique fantôme (1934), et le Journal de Chine (écrit dans les années 1950, publié en 1994).
Ainsi s’établit au fil de l’écriture un « élément de continuité », d’autant plus que Leiris faisait des relectures ultérieures de ses notes du journal et procédait alors à la correction d’erreurs et à l’ajout de commentaires datés, de sorte que des couches successives venaient s’ajouter au texte initial, y introduisant « une autre temporalité ».
On ne sait pas si ce journal a été lu de son vivant par ses proches ; toutefois il a été utilisé par Leiris comme moyen d’échange, de communication avec son amante Hélène Gordon. De même, le Journal de Leiris n’indique pas de destinataire explicite (celui que Philippe Lejeune appelle « narrataire »).
Le rythme d’écriture – sur 67 ans – paraît irrégulier. Il existe au moins quelques notes chaque année, sauf en 1930 (début de sa psychanalyse) alors que 1929 se révèle l’année la plus prolifique. Par la suite, Leiris a très peu écrit au début des années 50 – période de dépression ayant abouti en 1957 à une tentative de suicide – puis on observe une remontée de son activité d’écriture.
Au plan du contenu, « il s’agit plus d’explorer que d’analyser », il s’agit surtout de dire l’angoisse, le malaise, le mal-être. Avec certainement, comme pour beaucoup d’autres diaristes, une fonction cathartique : « Dans la perspective que je trace ici, formuler n’a évidemment pas plus d’importance que le reste, mais le fait est là : si je dis, je vais mieux », note Leiris le 28 novembre 1979.
Le Journal comporte au début de nombreux passages où Leiris s’interroge sur les raisons pour lesquelles il tient un journal : activité qui devient une fin en soi. Ce questionnement se raréfie au fil du temps et l’auteur fait prendre progressivement à son journal une orientation accrue vers le monde réel (récits de voyages, etc.) pour « échapper à [son] subjectivisme de rêveur ». Les premières années sont fortement marquées par l’expression d’une exigence morale, avec un constant dénigrement de soi, souvent des phrases négatives, des formulations extrémistes. Des enjeux moins intenses se manifestent dans les dernières citations, où une libération relative s’est opérée vers quelque chose de plus léger. « Il n’y a pas de vérité totale ; donc nulle obligation à une complète véracité qui conduirait à tout dire », écrit Leiris le 9 juillet 1957, se détournant ainsi de son idéal antérieur (et inaccessible) d’un journal « total ». Les textes jouent aussi désormais un rôle d’atelier, avec de nombreux avant-textes, esquisses et projets d’écriture (et des listes de titres). Journal ou autoportrait ? le travail de Leiris se trouve beaucoup plus près des Essais de Montaigne, conclut Annie Pibarot, que de la plupart des journaux d’auteurs contemporains.
Jean-Sébastien Gallaire a ensuite mis en perspective les diverses manifestations de la mort dans le journal de Leiris, considérées comme le moteur de l’écriture diaristique. Il s’agit pour le lecteur d’une « rencontre directe sans sommation », la mort étant présente dès la première entrée du Journal. Longue attente de la mort, écriture de la mort, vertige qu’elle procure… « ce rien, ni vide, ni gouffre, ni abîme… (…) pas même l’écho de ce mot ».
L’écriture du deuil participe de cette lutte sans fin. « Je suis sur terre serré entre naissance et mort comme entre les planches d’un cercueil », dit Leiris. Tout fait signe dans le même sens : la mort des amis, des proches vécue comme un avertissement, l’impression d’être un survivant, désormais « en première ligne ». La réalité de la mort s’expérimente aussi par la guerre qui rend la mort possible au-delà de son avènement naturel (et Leiris n’est pas en reste quand il s’agit d’imaginer les souffrances) et nie toute originalité de cette expérience, à travers cette mort collective.
Le rêve entretient un lien étroit avec la mort, bien que le diariste ait quelque difficulté à se représenter en rêve sa propre mort (objet d’une seule entrée, en 1925). Ses récits oniriques évoquent plutôt le vieillissement, la fuite du temps, « le sinistre ruissellement du temps ». Le sentiment de « ne plus coller à son époque » (en 1968, Leiris se sent dépassé, hors du coup). Et bien sûr, ne plus être dans la vie, c’est déjà être dans la mort.
L’écriture du journal creuse un fossé entre le temps passé et le temps écrit, le temps subjectif de l’écriture. En 1957 Michel Leiris fait une tentative suicide, il passe plusieurs jours dans le coma, subit une trachéotomie. Cet événement marque un tournant dans l’écritue du journal dont il commence alors un nouveau cahier. Leiris survivant ne se reconnaît plus dans l’auteur du journal, il rejette la responsabilité de son acte, le revendique comme un jeu, une folie. L’expérience du suicide se transforme en constat de l’impossibilité à dépasser la pensée de la mort.
Eloigné de toute religion, Leiris voit l’écriture comme « seul recours contre la hantise de la mort ». Devant la mortalité de l’être vivant, on trouvera une jouissance dans l’immortalité relative des mots, on se fera « exister dans et par les mots, faute d’existence réelle ». Processus qui passe par la construction d’une mythologie personnelle, un mythe vrai. L’écriture et plus encore la poésie devient le seul moyen d’échapper à cette constante obsession. « Seul le combat qu’elle mène contre la pensée de la mort est susceptible pour Leiris de définir ce qu’est la poésie »[3]. Et c’est la sincérité de sa pratique qui donne à l’écriture son pouvoir d’immortalisation, c’est pourquoi son œuvre est essentiellement autobiographique.
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« Michel Leiris a introduit dans la pratique de l’autobiographie un changement capital, le seul peut-être que ce genre ait connu depuis longtemps. En considérant son histoire comme celle d’un être de langage, il a changé le lieu de la quête autobiographique, et frayé à l’écriture de nouvelles voies. À chacun de nous, il offre une nouvelle manière de dire sa vie. »[4]
[1] Maître de conférences en littérature française à l’IUFM de Montpellier, auteur de deux livres consacrés à Leiris : Michel Leiris, des premiers écrits à L’Âge d’homme, éd. Théétète, Nîmes, 2004 et L’Âge d’homme de Michel Leiris (en collaboration avec Stéphane Bikialo), Atlande, 2004.
[2] Auteur d’une thèse de doctorat de Lettres modernes intitulée Michel Leiris, la poésie et la mort. Créateur et administrateur du site Michel Leiris. Fondateur des Cahiers Leiris et des Editions mouvement fix.
[3] Jean-Sébastien Gallaire, L’art sacré de la poésie, site Leiris.
[4] Philippe Lejeune, Lire Leiris, autobiographie et langage